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« Seigneur », vraiment ?

(Illustration : gisant d’un chevalier)

Un jeune internaute s’interroge : « Dans vos documents, qu’il s’agisse de grands châteaux féodaux ou de petits domaines qui ressemblent aujourd’hui à des fermes, les propriétaires sont toujours appelés « seigneurs » alors qu’ils ne sont pas tous nobles. N’est-ce pas un abus de langage ? »

Cette question est parfaitement légitime : la prolifération des seigneurs à la fin de l’Ancien régime étonne en effet, en Donziais comme ailleurs, compte-tenu de la solennité du mot.

Au début de ses Mémoires, Chateaubriand décrit le système des partages nobles en Bretagne, régi jusqu’à la fin par le droit d’ainesse : les cadets pouvaient être seigneurs de portions de fiefs très modestes. Les cadets de cadets, dont il était lui-même issu, pouvaient donc se retrouver « seigneurs d’un clapier et d’une garenne ». Mais on était en Bretagne et il s’agissait de descendants directs de Brient.

Notre interlocuteur évoque plutôt l’inadéquation de ce titre pour de simples domaines ruraux détenus par des bourgeois. Un retour en arrière sur un système qui avait profondément évolué s’impose ; on y observera que l’appellation de seigneur avait en effet été galvaudée et masquait une grande diversité, mais aussi que le contenu réel de cette qualité s’était étiolé.

Un seigneur était le détenteur d’une seigneurie, en général une terre dotée d’une maison. Le terme vient du latin senior (« l’ancien »), dans le sens de dominus (« le maître de la maison ») souvent employé dans les actes en latin du premier moyen-âge. Il exerçait une autorité sur un territoire concédé par un suzerain, dont il percevait les revenus et qu’il défendait. Le terme dame (du latin domina « maîtresse de la maison ») était employé pour son épouse, ou pour une femme détenant personnellement un fief, par héritage ou par acquisition : ainsi Jeanne de Bazoches, dame de La Motte-Josserand vers 1400.

Le droit féodal distinguait cependant terre et seigneurie. La « terre » était un simple fief grevé de redevances. Ce fief n’était une véritable « seigneurie » que s’il était assorti d’un droit de justice ou de seigneurie (ban), impliquant des pouvoirs supérieurs pour son titulaire. En 1302, Jean de La Rivière acte que « le comte de Nevers lui a donné pouvoir en tout cas de haute justice en sa terre de Flay et appartenances » (Chât. de Corvol). En 1575, Jean d’Angeliers, sgr de Bèze en partie (Chât. de Chatel-Censoir), rendait hommage au duc pour « ladite terre et seigneurie… ».

Il y avait seigneur et seigneur et l’éventail s’était élargi au fil du temps. Le roturier détenteur d’un petit fief qu’il avait acquis grâce aux émoluments d’une charge en était le seigneur, mais il n’appartenait pas au même univers que le représentant d’une lignée chevaleresque qui disposait d’un vaste fief, d’un grand château et de fourches patibulaires pour châtier les coupables. Il y avait aussi des inversions : de riches financiers parvenaient à se rendre maîtres de puissantes seigneuries, et des héritiers de vieilles familles ne disposaient plus que d’un petit manoir entouré de quelques prairies. Tous étaient les seigneurs de leurs fiefs.

Peu de points communs donc, à part cette appellation, entre par exemple Claude de Beaujeu, seigneur de la Maisonfort, vers 1600 – une forteresse des barons de Saint-Verain à Bitry – issu d’une famille de la noblesse franc-comtoise, et André Dupin, seigneur de Croisy à la même époque – fief et moulin sur le Sauzay, à La Chapelle-Saint-André – ; avocat à Varzy, premier connu d’un nom qui deviendra illustre en Nivernais.

La qualité de seigneur n’était pas un titre de noblesse et n’indiquait pas une appartenance à cet ordre. Un simple bourgeois pouvait y accéder, et prendre le nom du fief en conservant son statut de marchand, car les anoblissements aux francs-fiefs avaient disparu au XVIème siècle. Ce cas de figure s’était multiplié au fil du temps comme nos travaux le montrent : ainsi Blaise Maignan, sgr de Savigny à Colméry, avocat donziais dont le père avait acquis ce fief des sires de La Rivière en 1596, ou encore de François Monnot, chanoine d’Auxerre, sgr de Mannay (Vielmanay), un fief des vieux Lamoignon, acquis vers 1650.

Cette qualité ne résultait pas d’une décision expresse d’une autorité seigneuriale ou judiciaire supérieure. Elle était liée à la possession d’un fief, concédé par un suzerain à l’origine, par héritage familial ensuite, par pure et simple acquisition enfin ou par alliance avec l’héritière qui en était la dame. On en devenait le seigneur, nommé ainsi dans les actes : en épousant vers 1480 Laurence Trouvé, « dame de La Rachonnière et des Granges » à Suilly-la-Tour, une terre acquise par son père, un influent bourgeois d’Auxerre, Jean de La Porte, d’une famille de juristes de Paris, lieutenant criminel au Chatelet, était devenu « seigneur des Granges ».

A la fin de l’ancien régime, l’ambition sociale de la bourgeoisie, dont le poids politique et économique s’était considérablement accru, la conduisait à imiter les usages de l’aristocratie terrienne. Certains s’auto-intitulaient donc seigneur de simples domaines ou de lieux-dits et en ajoutaient le nom à leur patronyme. Voyez dans ce registre l’étonnante prospérité de familles de marchands de bois de Chatel-Censoir, les Tenaille « sgr de Vaulabelle », ou les Gandouard « sgr de Montauré ».

Voici donc ce terme de seigneur un peu démythifié.

Les intéressés et les tabellions eurent sans doute conscience que son emploi était passablement emphatique. Ils lui substituèrent parfois celui plus léger de « sieur » – en abrégé « sr » -, une variante édulcorée de la même étymologie, passée dans la langue pour différents usages. Ainsi du « Sieur de Saint-Félix » – une terre si discrète qu’elle est effacée de nos tablettes -, Isaac Lucquet, un officier du régiment de Bussy-Rabutin, établi à Cessy-les-Bois.

Simultanément, le contenu réel, juridique, économique et sociologique de la qualité de seigneur, s’était considérablement amoindri sous l’effet de l’affirmation du pouvoir étatique et de la diversification de l’économie. Les bailliages royaux et leurs officiers avaient progressivement dépouillé les justices seigneuriales et leurs propres baillis de leur rôle. Le service militaire, contrepartie du fief concédé, avait été nationalisé, même si certains régiments appartenaient à de grands seigneurs. La fiscalité et l’administration de l’Etat, sous l’autorité des Intendants, écrasait tout le monde. Les seigneurs conservaient certes des privilèges qui exaspéraient le Tiers et que la Révolution allait abolir. Les actes restaient certes marqués par une terminologie féodale venue du fond des âges et reprise à loisir par des notaires formés au droit coutumier. Mais les vrais pouvoirs subsistants des seigneurs étaient d’ordre économique : ils étaient des propriétaires terriens, dont la puissance résultait de l’étendue de leurs biens, diminuée de la somme de leurs dettes. Lorsqu’ils manifestèrent leur opposition à la Révolution en émigrant, ils en furent dépossédés.

Nous avons traité de cette évolution appliquée au Donziais dans notre synthèse publiée sous le titre : « Terres et Seigneurs en Donziais ».

Le mot seigneur recouvrait donc de sa solennité uniforme une réalité très différenciée et largement vidée de son sens initial. Il nous faut cependant l’utiliser puisqu’il était celui des actes qui étayent nos travaux ; mais notre jeune ami a raison, cela peut paraitre parfois incongru.

 

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